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Pensez-vous qu’on s’en rende compte ? On nous ensevelit de références discographiques de héros du saxophone qui constituent le contingent principal des artistes qui tournent sous les étiquettes free-jazz, musique improvisée, free-music…. Mais une révolution tranquille se met en place discrètement : l’alto ! Non pas le sax alto mais le « violon » alto ou viola en anglais. Au début des années 80, le hollandais Maurice Horsthuys jouait en compagnie de Derek Bailey, Maarten Altena, Raymond Boni, Lol Coxhill. L’album Grand Duo de Horsthuys avec le contrebassiste Maarten Altena pour le label Claxon demeure un document incontournable. Et puis, dès l’aube des années 2000, apparurent Mat Maneri, Charlotte Hug et Ernesto Rodrigues et Szílard Mezei, quatre artistes exceptionnels. Mat a enregistré des duos avec Cecil Taylor, Matt Shipp et Ivo Perelman et les trois autres n’ont rien à lui envier. Ensuite le britannique Benedict Taylor qui se révèle être un artiste passionnant en solo, j’ai d’ailleurs chroniqué ici-même ses albums ainsi que ceux de Charlotte, d’Ernesto, de Szílard et de Mat avec Ivo Perelman. Sans oublier Zsolt Sörès, mon camarade de Budapest. Voici donc une autre altiste d’envergure : Ayelet Lerman. Pourquoi j’insiste aussi fort sur l’instrument ? En fait l’alto comporte une difficulté, pour le faire sonner avec un archet et assez de puissance tout en articulant avec aisance dans des cadences rapides comme un violoniste avec un violon (plus petit que l’alto), il faut vraiment frotter avec plus d’énergie tout en gardant une qualité de son. L’instrument a une largeur et une ampleur sonore qu’il faut mettre en valeur. Pour une dizaine de violonistes au sommet de leur art, on trouve nettement moins d’altistes. Les mauvaises langues du classique et du jazz « plan-plan » cassent souvent du sucre sur le dos de leurs collègues improvisateurs free, déclarant que s’ils font cette musique, c’est qu’ils ne sont pas « assez bons » que pour jouer de la musique « normale ». Mais ce genre d’argument tombe tout à fait à côté avec les altistes précités. Certains auditeurs enthousiastes de la free-music ne sont pas toujours des connaisseurs de la matière musicale proprement dite : ils jouissent de la musique en écoutant sans chercher à savoir la différence entre une trompette et un bugle, ou même un sax alto et un sax ténor. Donc violon ou alto, pour ces auditeurs quelle différence ! Mais ils entendent quand-même que ces altistes ne sont pas le moins du monde handicapés par les difficultés de l’instrument que du contraire ! Car pour qui a le pouvoir de les faire ressortir en jouant de l’alto, cet instrument a des qualités sonores, une malléabilité, des possibilités étendues en matière d’harmoniques, une richesse de timbres, une fausse fragilité qui sont propices à une expression intime, à la recherche sonore, à des détours méandreux. On peut faire glisser la note en dosant l’écart avec une qualité quasi vocale. Le violon dans les mains de virtuoses acquiert une brillance vif-argent, une ductilité et une maniabilité qui dépasse l’entendement. Dans le domaine des musiques improvisées, on notera des violonistes proprement dits incontournables comme Jon Rose (projection du son hallucinante etc..), Phil Wachsmann (subtilité, grande classe et ex alter-ego de Fred Van Hove) et Carlos Zingaro (lyrisme à la fois microtonal et logique. L’américain Malcolm Goldstein joue au violon ce qu’il est possible de faire sur un alto et doit être considéré comme un des plus grands pionniers de l’impro libre comme Derek Bailey ou Paul Lovens. Donc, je pense qu’il faut souligner le travail d’Ayelet Lerman : c’est vraiment magnifique. Sept marches (7 Steps) avec des timings différents selon le type de compositions/ improvisations : Prelude in Darkness 7 :25, Blue Blind Bird 2 :30, Viola d’Amore 5 :55, Cage of Echoes 13 :21, Your Song 11 :08, Lover’s Quarrel 5 :44 et Duo with J.C. Jones 8 :08 (contrebasse). Dans des approches musicales variées, legato, staccato, minimaliste, pizzicato minutieux, elle insère sa capacité naturelle à glisser les notes vers l’aigu ou le grave avec allégresse ou gravité et aussi à les secouer. Dans Viola d’amore, elle effectue un crescendo d’effets percussifs col legno en explorant la résonance de l’âme, la densité boisée et la texture du crin tout en racontant une histoire d’une tristesse profonde. La qualité chantante des glissandi dans l’introduction de Cage of Echoes rencontre la saveur fine de l’archet libéré qui va chercher les sons jusqu’au silence. Après cette mise en bouche, l’archet et les doigts explorent la surface des cordes sans les faire vibrer en évoquant la démarche de John Cage avec acuité : une activité à la fois fébrile et complètement relâchée. L’alto est une resonance box, un objet ready-made où s’impriment minute après minute ses traits de caractères. Volontaire, discrète, sereine mais animée d’un esprit de décision sans concession. Enchaînant directement sur Your Song, la violoniste se met alors à faire chanter, siffler, onduler, strier les harmoniques qui s’enchevêtrent, s’isolent, se répondent, se superposent : un lyrisme délicat et puissant se lève peu à peu, des fragments mélodiques se révèlent brièvement et ressurgissent dans le tournoiement des notes glissantes. Une belle capacité à conter deux histoires dans un même élan. Elle nous fait alors goûter sa belle sonorité particulière, émue, distante, résignée ou résolue selon les instants. Ayelet Lerman recherche la beauté profonde, rebelle. La dernière séquence de Your Song raconte encore une autre histoire et sa sonorité se révèle aussi physique qu’immatérielle, s’élevant dans l’espace , alternant tourbillons, arrachage et suavité : on est arrivé dans le Step 6 : la Lover’s Quarrell dévoile ses hésitations face au destin. Un duo intense et râcleur clôture le disque en compagnie de J.C. Jones à la contrebasse. Improvise t-elle totalement, suit-elle un schéma, un chemin avec des éléments préétablis ? Ce qui compte c’est le sens qu’elle donne à sa musique. Il n’y a pas lieu d’évaluer sa manière face à Charlotte Hug, Mat Maneri ou Szílard Mezei. Le plaisir de l’écoute est entier ! Jean-Michel van Schouwburg (Orynx)